Publié en janvier 1996, magazine Planete Internet (Groupe Lagardère)
Si le réseau Internet semble faire la preuve de son efficacité comme contre-pouvoir politique, sa prétendue légitimité démocratique reste à prouver. Le citoyen s’y trouve fort dépourvu lorsqu’il s’agit de trier le flux d’information qui s’y déverse.
« Les autoroutes de la communication qui nourrissent l’utopie d’un « village planétaire » pourraient bien, elles aussi, être le support puissant d’un régime autoritaire qui contrôlerait d’autant plus facilement les hommes que ceux-ci seraient fixés chez eux devant leurs terminaux […] » ( « l’Utopie de la Communication », sociologue Philippe Breton ). Alors que le réseau Internet est au cœur de tous les fantasmes et de tous les espoirs il est difficile de ne pas sourire à la lecture d’une telle phrase que tout semble contredire. Depuis plusieurs années, Internet apparaît comme le lieu de liberté par excellence, l’agora absolue où les citoyens du village planétaire conversent, débattent, commercent.
Une agora où les mauvaises langues diront que, parfois, l’illusion de communiquer avec le monde entier conduit chaque acteur à ne parler qu’à lui même. Une agora où, logiquement, la lutte politique s’est installée, maniant l’arme du symbolique avec une efficacité inattendue. Souvenez-vous, en ce début d’année 1994 où l’armée mexicaine pénètre en force dans les montagnes du Chiapas pour y écraser la guérilla zapatiste. Rapidement le réseau Internet prend le relais de la médiatisation pour diffuser les discours fleuves du sous-commandant Marcos à tel point que le Wall Street Journal s’étonne : « les insurgés ou leurs supporters se sont branchés sur Internet ».
En vérité Internet n’apportait rien qui ne fût déjà publié ou connu des médias mais par un effet démultiplié de propagation, les informations mises à jour par quelques sympathisants de la rébellion, universitaires mexicains et américains, pouvaient être consultées en temps réel de tous les points de la planète. Aux yeux du monde, le réseau Internet, encore peu connu du grand public vivait son baptême du feu en matière d’activisme politique et devenait une sorte de radio Liberté émettant en continu. Dans la foulée, des newsgroups consacrés à la rébellion zapatiste ont fait leur apparition allimentant en temps réel le réseau en informations et, parfois, en fausses nouvelles. Ca et là, on parle même d’une guérilla équipée de micro-ordinateur !
Pourtant, même si elle fût la plus médiatisée, cette expérience politique menée au sein du réseau Internet ne fut pas la première du genre. En 1992 une association d’étudiants chinois basée aux USA (IFCSS) avait déjà utilisé le réseau Internet pour y diffuser les noms et adresses de prisonniers politiques internés dans des camps de travail. L’objectif était de demander aux utilisateurs du réseau de répercuter l’information et surtout d’expédier des cartes de voeux aux prisonniers. Plus récemment, le 4 juin 1995 la commémoration de la répression de la place Tienanmen a donné lieu à un bras de fer sur Internet. Les dissidents expatriés ont profité de l’ouverture de la Chine au réseau Internet pour expédier des messages et afficher des symboles de résistance comme la déesse de la liberté, la statue érigée place Tienanmen par les étudiants chinois. Pris de court les autorités chinoises n’ont pu empêcher l’opération et ont perdu la face. A travers Internet des groupes politiques différents ont vu la possibilité de court-circuiter les réseaux d’information traditionnels et de créer, en apparence, les conditions d’une communication non médiatisée donc non contrôlée.
A première vue, on peut penser que ces deux exemples sont la démonstration éclatante que le réseau Internet joue avec efficacité son rôle de contre-pouvoir, naturel et autogéré, à toute tyrannie.
Ce raisonnement est tout à fait semblable à celui qui, en télévision, désigne comme plus « authentique » et plus crédible le reportage « en direct ». L’illusion de l’immédiateté conduit à oublier que les acteurs du réseau Internet, derrière leur anonymat, produisent un discours qui est le produit d’une histoire ou d’une stratégie qu’il faut bien décrypter avant de s’en émerveiller. « Qui parle ? » dirait Lacan, voilà le problème de celui qui observe le réseau Internet. Si le réseau a tout d’un vaste forum, les électrons libre que semblent être ses utilisateurs retrouvent bien vite leurs familles de pensée, leurs oppositions culturelles d’autant que cette même communauté virtuelle présente une forte homogénéité socio-professionnelle étiquetée haut de gamme. Peut-être faudrait-il parler de « démocratie d’humeur », un terme utilisé par Jürgen Habermas (Ecrits Politiques – CERF) parlant de « […] la perception de la politique dominée par un certain nombre de thèmes bien précis, perception bien informée et en tout cas inspirée par des motifs d’ordre culturel […]»..
Avec ses millions d’utilisateurs potentiels Internet représente une audience exceptionnelle pour qui sait en manipuler les règles de comportement et de communication sur le réseau. Mais pour comprendre le phénomène, la démonstration passe certainement moins par les exemples cités plus haut et qui sont des cas extrêmes, que par d’autres aspects de l’activisme politique sur Internet. De manière pratique, le réseau fournit des possibilités de communication et une infrastructure logistique à des groupes qui, jusque là oeuvraient dans l’anonymat.
Rien d’étonnant à ce qu’avant même que les gouvernements ne s’avisent de la nécessité de communiquer sur Internet, une myriade de groupes politiques, d’associations, d’activistes de toute sorte aient entrepris de s’établir sur le réseau et d’y tisser leur propre toile de correspondants et de serveurs. Leur atout : le lien direct avec le spectateur/visiteur. Greenpeace en a fait une brillante démonstration en lancant sa campagne contre les essais nucléaires français. Le serveur de la multinationale verte est peut être basé à Amsterdam mais il relaie efficacement des dizaines de serveurs webs de part le monde qui apporte leur contribution à la campagne. Ainsi au Japon une exposition de dessins prend la France pour cible, en Australie on appelle au boycott en diffusant la liste des entreprises françaises présentes en Océanie, tandis qu’en Allemagne le Computer Chaos Club diffuse des numéros de fax de la plupart des institutions françaises afin que des milliers de correspondant viennent les saturer d’appel.
En ces mois d’août et septembre 1995 il est difficile de se promener sur Internet sans rencontrer une pétition, un appel, une caricature dénonçant les essais nucléaires. La nature d’Internet et surtout du World Wide Web avec son infinité de liens hypertextes convient parfaitement à ce type d’opérations et le serveur de Greenpeace semble se trouver au centre de la tempête. Le tout donne l’impression d’une mobilisation de masse tant les slogans sont omniprésents. Pourtant les résultats de cette agitation restent pour le moins décevants puisque de l’aveu des organisateurs les pétitions du réseau Internet n’ont jamais rassemblé plus que quelques dizaines de milliers de signataires alors que plusieurs centaines de milliers de visiteurs ont parcouru les pages du serveur de Greenpeace. Mais l’important est que ce résultat soit obtenu avec infiniment moins de frais que lors d’une campagne traditionnelle. Imaginez une publication dont la diffusion est gratuite, assurée par ses lecteurs qui la reproduisent à l’infini et qui l’enrichissent au passage de leurs propres témoignages. L’activisme politique qui prospérait auparavant avec ses chapelles, ses groupuscules régionaux peut, avec un peu d’ingéniosité, bénéficier d’une audience internationale. En clair la lutte politique se dote de nouveaux instruments.
L’enjeu est des plus simple et Lénine le résumait déjà dans son célèbre « Que Faire » en s’attardant sur la nécessité de disposer d’un média fiable pour unifier et coordonner un parti bolchevique dispersé : « La création d’un journal politique national doit être le fil conducteur : en le suivant, nous pourront sans cesse développer approfondir et élargir cette organisation […].». Désormais il suffit de substituer le journal national par un média à diffusion internationale pour comprendre que de nombreuses organisations politiques hissent leurs ambitions au niveau planétaire.
Ainsi l’organisation américaine Nation of Islam (http ://www.afrinet.net/~islam/ ), dirigée par Louis Farakan et connue pour avoir organisée la manifestation de près d’un million de noirs américains expose-t-elle ses théories extrémistes sur le web. Plus efficace, le serveur des « cybermuslims » (www.uoknor.edu/cybermuslim/cy-jihad.html) se propose de regrouper les intérêts de nombreux groupes d’activistes musulmans donnant tout d’un coup une cohérence à ce qui n’était que des groupes isolés dans différents pays. On y découvre au passage une association française de cadres musulmans français bien décidée à développée son influence sur la base de revendications communautaires.
Mais la palme de l’efficacité revient au courant anarcho-syndical qui semble recouvrer une nouvelle jeunesse. En matière de lutte syndicale le serveur web LaborNet (http ://www.igc.apc.org/labornet/)est devenu un centre de ressources et d’informations incontournable. Mis en place par différentes organisations syndicales américaines puis internationales et se basant sur des rapports de correspondants bénévoles il permet de se tenir informer de l’actualité des grèves dans la plupart des pays de la planète. La couverture des récentes grèves françaises du mois de décembre permet de mesurer les qualités et les limites de ce nouveau type de réseau d’information. Entre le touriste américain qui s’est trouvé pris dans les manifestations et qui fait part de son témoignage et le correspondant anonyme de l’université de Nantes qui explique dans le détail les rivalités qui opposent les syndicats étudiants, tout observateur pourrait croire en l’objectivité de l’information . Mais la surprise est grande lorsque l’on constate que le seul témoignage détaillant les revendications des acteurs de la grève provient du Président XXXXX du MPT (Mouvement du Parti des travailleurs). Un mouvement qui dispose de son serveur web aussitôt gratifié du titre de serveur officiel de la « grève en France ». Ce qui compte tenu du système d’indexation en vigueur sur Internet signifie que tout individu de part le monde souhaitant s’informer sur la crise sociale en France se retrouvera immanquablement projeté sur le serveur d’une organisation politique plus que minoritaire qui fournira son interprétation des événements.
On comprendra sans peine que pour l’observateur lambda qui cherche à s’informer, il convient de bénéficier d’une solide éducation et d’une culture générale étendue pour mesurer le degré d’objectivité des documents publiés sur l’Internet. Une évidence, certes, mais pour laquelle n’existe aucun mode d’emploi.
En fait d’espace démocratique, Internet peut se révéler un piège dangereux dans la mesure ou il produit une information pour tous sans se préoccuper de son corollaire : l’éducation de tous. Une responsabilité que les états et les gouvernements devront assumer dans l’urgence.