Interview 1997: Paul Mathias, le rêve de la cité

Publié en novembre 1997, magazine Planete Internet (Groupe Lagardère)

Paul MathiasNote rappel : Paul Mathias était à l’époque (1997) professeur agrégé de philosophie au lycée Henri IV (Paris) et maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris où il participait au groupe de réflexion sur les nouvelles technologies dans l’enseignements et la recherche. Il a publié en 1997 « la cité internet » (Presses de Sciences Po – La Bibliothèque du citoyen)
Je découvre à l’occasion de cette republication qu’il anime un site de réflexion sur différents aspects de l’internet dans le cadre de son enseignement universitaire

cite-internet-mathiasBerceau des nouvelles formes d’activismes le réseau Internet a gagné la réputation d’espace politique idéal. Paul Mathias, professeur de philosophie et auteur de l’essai « la cité Internet » s’attaque au mythe de la cité politique et de la nouvelle citoyenneté mondiale.

Planète Internet : – Vous utilisez la notion de « Cité Internet », considérez-vous que l’Internet abrite une communauté politique ?

Paul Mathias : Il ne s’agit pas d’une communauté mais d’un groupe d’utilisateurs, l’idéal d’un groupe politique sur l’Internet est à la limite de l’absurdité. La notion de communauté ne s’applique de manière plastique que pour désigner des rassemblements de personnes sur la base d’intérêts souvent fugitifs. L’idée de communauté est inadéquate pour l’Internet sauf si on touche à Aristote. On peut s’inspirer d’une de ses figures de l’amitié qui désigne la conjonction aléatoire des intérêts de personnes diverses. Aristote parle de l’intérêt des brigands, de l’amitié dans les affaires. Il parle d’une entente réciproque autour d’un projet objectif. Une fois le projet dissipé la communauté disparaît. Sur l’Internet on se rejoint autour d’intérêts divers, de communautés diverses. Et même plus, il y a des intérêts qui s’entrecroisent et des communautés qui se meuvent.

– Vous parlez d’une Acropole dissimulée, en fait vous titrez « la Cité Internet » pour mieux en démonter le concept.

C’est une approche critique du fantasme de la communauté des réseaux, comme s’il s’agissait d’un nouveau mode d’existence de la Cité. En fait j’ai deux objectifs : démonter le fantasme communautariste qui me paraît un idéal fumeux et dénoncer l’utilisation purement technique de l’Internet. Je trouve qu’il y a de bonnes idées dans le communautarisme et notamment qu’on peut se retrouver dans une communauté « d’intérêts désintéressés » c’est à dire autour d’un thème d’esthétique, de recherche , de plaisir, sans qu’il y ait des enjeux de pouvoirs, de connaissances, économiques, selon une véritable figure de l’amitié.

– Les partisans du fantasme peuvent objecter qu’il y a des forums , des espaces publics, des outils de vote, et tous les éléments permettant de décrire un espace politique. En plus les acteurs de l’Internet sont amenés à autogérer cet espace.

Je n’y crois pas car il n’y a pas de lieu politique sans l’exercice d’une contrainte. On me dira qu’on peut techniquement être éjecté d’un forum [ndlr : dans le cas du chat en IRC par exemple], il y a donc une sorte de contrainte objective. Cela dit, il y a des moyens techniques de court-circuiter la contrainte quand on est un utilisateur indélicat de l’Internet grâce à la faculté qu’on a de changer sa propre représentation en changeant de prestataire de fournisseur ou d’adresse, ou par l’anonymat. Ces contraintes n’offrent pas assez d’assurance pour permettre de définir la communauté des réseaux comme politique. La seule contrainte est celle du monde extérieure : la législation du monde réel. La netiquette a cette dimension optative – la formulation d’un souhait – elle est incontestablement efficace sans l’être autant que la police ou la Loi. Il y a une chose qui m’agace dans la Netiquette c’est la fait qu’il s’agit d’une coutume formellement érigée en règle. En ce sens, c’est une loi qui se dispense de sa légitimation, sinon par référence à la « bienséance ».

– Vous démontez la notion de « netizen », c’est pourtant une des tentatives de cerner un sujet politique sur l’Internet

Ce qui me gêne dans le mot c’est qu’en fait les réseaux sont employés comme des moyens techniques pour parvenir à des fins qui sont souvent extérieures au réseau. Le netizen c’est un citoyen auquel on a donné un outil informatique qui lui permet peut être de participer plus directement à la vie publique mais avant tout à la vie publique réelle. La connexion à l’Internet n’est au fond pas différente des outils dont disposent les citoyens comme le rassemblement, l’écriture, la publication. Evidemment cela facilite les choses par exemple dans l’intervention auprès des représentants mais il ne me semble pas que le netizen soit un sujet ou une réalité qui ne relève que des réseaux, c’est avant tout un citoyen et en l’occurrence surtout américain.

– Certains auteurs défendent l’idée qu’avec l’Internet les idées libertaires rejoignent celles des libéraux.

Les communatutaristes californiens rejoignent Gingrich. Dans mon livre Je renvoie en effet dos à dos les libertariens qui prônent une autogestion des réseaux et les libéraux qui à la manière de Gingrich et Al Gore sont pour une liberté totale de l’utilisation des réseau mais à condition que les réseaux soient un outils économiques.

– Je ne comprend pas : vous démontez l’Internet en tant que lieu politique, vous critiquez ceux qui l’utilise comme outil économique. Si vous critiquez les seconds c’est parce qu’au fond vous défendez la première idée.

On a deux modèles, un communautariste qui dit que l’Internet est un lieu à part et qu’il faut le laisser s’autoréguler. Je réponds qu’il n’est pas à part mais inscrit dans une réalité déterminée et soumise à des pouvoirs réels. Ce sont des législations réelles qui déterminent notre usage des réseaux par exemple sur la cryptologie, les textes révisionnistes. L’autre modèle, le libéral, dit qu’il faut réglementairement créer les conditions d’une totale liberté d’action, de procéder à des échanges économiques, de travailler à la prospérité de tous. Il faudrait donc considérer l’Internet comme un outil idéal attendu depuis des décennies pour faciliter les échanges. Le prisme de « l’intérêt bien compris » est réducteur. La réalité de l’Internet se situe dans une tension entre ces deux modèles. On a raison de dire qu’il va faciliter les échanges mais on fait abstraction de ce qu’est l’Internet comme réseau dans lequel sont en jeu des sujets et des pratiques de liberté.

– Ceux qui veulent faire de l’Internet un marché peuvent rétorquer qu’ils soutiennent le principe de la liberté d’expression et respectent les sujets.

Parfaitement, mais le problème est dans l’appropriation du réseau pour des intérêts économiques.

– Comment peut on s’approprier l’Internet ?

C’est d’abord une appropriation technique dans la mesure ou le réseau est encombré, qu’on y fait circuler n’importe quoi, les images, la publicité. Il y a aussi une manière idéologique de se l’approprier : le genre Wanadoo, c’est « connectez vous sur Le Monde », « surfez », c’est une présentation mièvre et ludique de quelque chose qui a beaucoup plus d’intérêt que ça..

– Vous avez une vision élitiste, le principe des services de Wanadoo c’est aussi d’attirer des gens qui n’ont pas les compétences techniques pour se lancer sur les réseaux.

Ce n’est pas vrai ! Pour faire fonctionner Wanadoo il faut les mêmes compétences que pour établir n’importe quelle connexion ppp. L’idée que l’utilisation des réseaux puisse se faire naturellement me paraît illusoire, la création d’une page Web, le paramétrage d’un ordinateur requièrent des compétences spécifiques. Il ne faut pas tomber dans le panneau qui consiste à dire « tout est immédiatement accessible à n’importe qui. Ce n’est pas vrai, c’est une imposture, c’est un emmerdement de se connecter sur les réseaux. Et une fois qu’on y est c’est un emmerdement d’en faire quelque chose. Si on a pas une approche culturelle ou technicienne de la chose on ne fait strictement rien. En soi l’Internet est un objet vide, bien pire que la télévision puisque ca ne bouge même pas autant. Je reprocherais à la version populiste de l’Internet de se présenter comme une télévision améliorée.

– Que pensez vous des systèmes de filtrage et de codification des sites ?

Si ca marche c’est terrifiant mais j’ai le sentiment qu’il y a toujours le moyen de contourner les interdictions sur le réseau. Sur le principe je trouve que c’est con. Il n’y a pas à s’émouvoir de la pornographie, il y a bien des films pornos sur Canal+. Le véritable palliatif à la bêtise, au révisionnisme, c’est de produire du contenu et d’attaquer sur le terrain. De plus les filtres n’atteignent pas ceux que cela devrait atteindre. Le type qui veut produire du contenu pornographique ou révisionniste peut le faire. C’est plus un problème d’éducation que d’Internet. Ce qui est préoccupant c’est qu’il ait pu y avoir des universitaires français pour défendre des thèses révisionnistes.

– C’est un outil qui intéresse moins les gouvernements que les communautés scolaires.

Je vais dire quelque chose d’horrible mais quand on est en classe ce n’est pas pour tapoter sur des ordinateurs. On ne fait pas cours avec des ordinateurs. On ne laisse pas des mômes cliquer pour cliquer. Le problème de la censure ne devrait donc pas se poser en classe. S’il se pose c’est que l’instit ne fait pas son boulot. Maintenant si des communautés veulent filtrer du contenu c’est leur problème. La censure privé ne nous concerne pas. Ce qui m’inquiète plus ce serait que le gouvernement impose un filtrage pour tous.

– Vous n’avez pas abordé la question des droits d’auteur.

Je voulais que mon bouquin soit sur le réseau dès sa sortie en librairie comme un appel de lecture. Je n’y vois pas de « danger » car personne n’a envi de lire un bouquin sur le réseau. Les éditeurs français sont hystériquement attachés à leurs privilèges actuels. Pour les faire bouger il faudra beaucoup de temps. Il faut s’attaquer au détournement et à la réutilisation industrielle des produits, comme pour les CD-Roms. Mais pas au prix de la liberté d’accès du plus grand nombre aux sources de la connaissance ou de la littérature.

Photo première page
Légende : Paul Mathias est professeur agrégé de philosophie au lycée Henri IV (Paris) et maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris où il participe au groupe de réflexion sur les nouvelles technologies dans l’enseignements et la recherche.

Encadré :

cite-internet-mathiasLa cité Internet
Editeur : Presses de Sciences Po – La Bibliothèque du citoyen

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