Parfois nos lecteurs en disent plus que nous, même dans un simple commentaire. C’est le cas de Narvic (un pseudo, je n’en sais pas plus) qui réagissait à mon billet consacré à Arret sur Images. Je reproduis ici intégralement son texte sur les nouvelles fonctions de la presse, texte que je trouve remarquable.
(Le pro-am c’est le pied… )
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“C’est une des grandes erreurs des journalistes de croire qu’on achete des articles.”
“Je pense que l’acte d’abonnement à toujours été un acte d’adhésion plus qu’un acte d’achat.”
Votre réflexion est intéressante et renvoie à d’autres usages, ou fonctions, de la presse “traditionnelle”, dont on peut se demander si elles ne sont pas profondément bouleversées par internet :
– la fonction miroir : je ne cherche pas tant à ce que la presse m’apporte des informations, des “nouvelles”, qu’elle ne me dise plutôt ce que je sais déjà. Ce qui contribue à me confirmer moi-même que j’ai raison de croire ce que je crois, et m’apporte éventuellement des argumentaires et des informations complémentaires. Ce qui m’assure également que les autres lecteurs de ce même média savent eux-aussi ce que je sais…
– De cette “fonction miroir” découle directement un second rôle, une “fonction communautaire” : la lecture de tel ou tel média renvoie à mon appartenance à une communauté. L’existence du média témoigne de l’existence de cette communauté, il me permet d’y adhérer, et de manifester ainsi publiquement mon appartenance.
Le média diffuse également, bien entendu, auprès de toute cette communauté, les informations qui lui permettent de vivre, de fonctionner, et lui assure une visibilité vis à vis de l’extérieur et un moyen d’expression dans le débat public.
– ces phénomènes jouent, bien entendu, d’autant moins que le médias est généraliste, et d’autant plus quand il est spécialisé et que son public est clairement défini et connu des lecteurs (définition géographique, dans la presse locale ou régionale, politique avec les journaux d’opinion, par groupe social (femmes, jeunes, vieux, diaspora étrangère, avant-garde, conservateurs, etc.) ou par centres d’intérêt (vie du rail, jeux vidéos…), etc.
Mais à ce régime, la quasi totalité de la presse écrite peut être considérée aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, comme spécialisée (le marketing dirait-là “ségmentation du marché”). Cette ségmentation est certes moins marquée, en France, dans la presse quotidienne nationale, car sa diffusion est trop réduite pour aller trop loin dans cette direction. Mais cette ségmentation est maximum dans la presse magazine, particulièrement développée en France. Au Japon, où la presse quotidienne atteint son développement maximum, la ségmentation joue à plein, avec des quotidiens qui s’adressent à des publics spécifiques.
Ces fonctions sont assez mal assumées par une partie de la presse française, qui persiste à s’affirmer “généraliste”, quand elle est manifestement très “communautaire”. La question se pose moins évidemment pour l’Humanité ou La Croix, qui “assument”, mais elle est aiguë pour Le Monde, Le Figaro et surtout Libération, qui ont bien du mal à “assumer” .
Ce journaux prétendent diffuser une information généraliste, objective, donc universelle, alors qu’ils constatent que leur audience est manifestement très ségmentée. On peut voir à ce sujet la crise de Libération, comme une crise de confiance d’une large partie de son lectorat traditionnel (environ 1/5e) qui “ne s’est plus retrouvée” dans “son” journal, ce qui suffisait à mettre en péril un équilibre économique très précaire.
Ces fonctions sont encore plus mal assumées par la profession des journalistes, dans sa volonté d’être polyvalente, généraliste, objective, et donc dans sa “prétention” à diffuser un message universel, de “service public démocratique”. Véritablement, une mission…
Cette mission autoriserait même les journalistes à intervenir dans le débat démocratique en concurrence avec les élus du peuple, voir en opposition avec eux, au nom d’un 4e pouvoir. On ne sait d’ailleurs pas très bien à quel titre et avec quelle légitimité démocratique les journalistes prétendent-ils à ce rôle !
Si ce n’est dans la mesure où ils se font porte-parole de l’opinion, ou d’une partie de l’opinion, que les élus ne représentent pas et n’entendent pas. Donc quand ils renoncent à l’objectivité et l’universalisme pour assumer une rôle de porte-parole… communautaire ! (Il n’y a rien de scandaleux ni de dégradant d’ailleurs à être un porte-parole de l’opinion. Mais dans ce cas, il ne faut pas donner de leçons d’objectivité, ni d’indépendance…)
On peut pourtant définir cette profession comme une compétence plutôt que comme une mission : la compétence dans le traitement de l’information (la sélection et la hiérarchisation des informations intéressant un public ciblé, la mise en forme de cette information en fonction des spécificités du médias utilisé).
Mais ce n’est pas la “culture” des journalistes français
Et cela explique peut-être largement la difficulté de cette profession à “monter dans le train” d’internet.
Aucune rédaction française de presse papier n’a réussi “la révolution bimédia” promise par Serge July. Le succès du monde.fr, par exemple, n’est pas celui de la rédaction du monde, puisque le site est réalisé par une équipe complètement différente de celle du quotidien papier, qui n’est même pas logée dans les mêmes locaux. La coexistence de ces deux équipes, sous la même “marque”, pose d’ailleurs toujours des problèmes. L’expérience Lepost.fr “renie” même quasiment sa filiation avec la marque Le Monde, qui n’apparaît pas sur le site.
D’où vient cette difficulté ?
Peut-être de ce qu’internet propose aujourd’hui au public des moyens d’exprimer ces fonctions “miroir” et “communautaire” autrement plus efficaces que la presse traditionnelle ne sait le faire, et que l’on se passe largement des journalistes pour y parvenir…
Le blog, par exemple, remplit la fonction miroir de manière bien plus efficace que l’adhésion à un quotidien et la publication éventuelle de quelques “courriers des lecteurs”. Il offre un accès potentiel à une audience large, il le fait rapidement et quasiment gratuitement. Surtout, il le fait sans intermédiaire, sans médiateur.
Les réseaux sociaux, autre exemple, remplissent la fonction communautaire avec une puissance et une efficacité que n’ont jamais osé imaginer les médias traditionnels. Là encore, ils donnent accès rapidement, gratuitement, et sans intermédiaire, à une large audience potientielle, avec des possibilités de communication et d’interaction inconnues auparavant.
Peut-être les journalistes pourraient-ils jouer dans ces processus un rôle utile, en raison de leur… compétences. Encore faut-il qu’ils renoncent à leur… mission.
Le besoin de “techniciens du traitement de l’information” se fait en effet ressentir sur internet. Autant au niveau de la sélection et de la hiéarchisation d’une information qui se déverse désormais à profusion, alors qu’elle était rare jadis. Autant au niveau de la documentation de cette information (mise en perspective, mise en relation des informations).
Le journaliste comme “technicien du traitement de l’information” est certes en concurrence sur internet avec les algorythmes comme celui de Googgle, mais il peut (peut-être encore ?) apporter une valeur-ajoutée, à côté de ce qu’offre la machine…
Le besoin d’animateur de communauté se fait également sentir sur internet et le journaliste peut apporter aussi dans ce domaine une compétence utile. Même s’il s’agit là vraiment d’un nouveau métier, sa connaissance de l’audience et de son fonctionnement, sa connaissance des publics et de leurs spécificités, font du journaliste un bon candidat pour ce rôle nouveau…
Mais il ne reste évidemment plus aucune place dans cet avenir pour la “mission civilisatrice” du journaliste 
Il ne reste pas plus de place, d’ailleurs, pour l’existence des grosses rédactions centralisées et fortement hiérarchisées de la presse traditionnelle, fonctionnant sur un principe de division fordiste du travail, calqué sur un processus de fabrication industriel, qui ne laisse guère de place à l’initiative, à l’interaction et à la réactivité…
Le métier de journaliste n’est peut-être pas mort, s’il s’adapte en profondeur. L’existence des grosses rédactions me semble en revanche fortement menacée.
Le problème me semble très mal posé actuellement, quand les journaux s’interrogent sur le modèle économique qui permettrait de maintenir sur internet les grosses rédactions “industrielles” (fort coûteuses) qui existent actuellement.
La question pertinente, à mon sens, est de savoir s’il y a réellement une place sur internet pour de telles structures ? Ne pas se demander “comment on va pouvoir les financer sur internet quand le papier aura disparu ?” mais plutôt “De telles structures servent-elles à quelque chose sur internet, ou bien existe-t-il des formes d’organisation plus appropriées ?”
Qu’en pensez-vous ?
Par Narvic