Les actes de François Fillon ministre de la communication du gouvernement Chirac suscitent un regain d’intérêt. Les débats autour de son amendement de 1996 méritent un peu de recontextualisation. Non François Fillon  n’a pas créé Internet, mais 8 ans avant la LCEN, c’est sous sa responsabilité que la première tentative de législation a été mise en place. Je republie ci-dessous un article que j’ai co-signé en juillet 1996  (magazine Planete Internet n°10) et qui expose les enjeux et les grandes manoeuvres politiques de l’époque autour de l’amendement Fillon. Pour mémoire François Fillon avait directement répondu à ses détracteurs sur Usenet, réseau de groupes de discussions qui préexistait au Web…)
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L’Internet sous tutelle
Le 7 juin dernier, faisant fi des promesses de consultation des acteurs de l’Internet français, le Sénat adoptait l’amendement 200, un texte donnant compétence en matière de surveillance de l’Internet au Comité supérieur de la télématique (CST). Cette version remodelée du Conseil Supérieur de la Télématique qui officiait sur les 25000 serveurs Minitel, sera rattaché au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Mais derrière les démonstrations de bonne conscience, l’amendement Fillon est en réalité le fruit des compromissions politiques et l’aboutissement d’une véritable opération de lobbying tous azimuts.
« On ne saurait tenir un transporteur d’informations responsable des informations qu’il transporte », déclare François Fillon le 10 mai, suite à la mise en examen des patrons de FranceNet et de WorldNet. Le ministre des télécommunications avait finement pressenti ces évènements lorsqu’il a, conjointement avec Philippe Douste-Blazy, son collègue de la rue de Valois, chargé Isabelle Falque-Pierrotin, maître des requêtes au Conseil d’Etat, de diriger un groupe interministériel en vue de la rédaction d’un rapport sur les nouvelles technologies de l’information et de préparer une possible adaptation du dispositif législatif. Le rapport doit être rendu à la mi-juin. Parmi les différentes initiatives dans le cadre de cette étude, le chapitre français de l’Internet Society (ISOC-France) est chargé d’une consultation des internautes à travers une liste de distribution.
Cette opération, dont le modérateur n’est autre que Bruno Oudet, le président de l’ISOC-France, ne dure que peu de temps (du 3 au 7 juin) et reste assez confidentielle, puisqu’elle n’est annoncée que dans les pages du site web de l’organisation. Stupeur, le matin du 5 juin, François Fillon annonce sur LCI qu’il va déposer sans attendre un amendement au projet de loi sur la réglementation des télécommunications. « Ce que nous essayons de faire, c’est de responsabiliser les utilisateurs en leur donnant des moyens de filtrer les serveurs et deuxièmement de clarifier la notion de responsabilité» justifie le ministre. Bruno Oudet, malgré sa déception, tente de donner un sens au débat : « A quoi sert notre débat, qui pourtant est connu de M. Fillon ? A faire entendre notre voix. C’est en effet une proposition d’amendement qui doit être discutée par le Parlement. A nous de déterminer nos positions et de les relayer dans ce débat. »
Meryem Marzouki, présidente de l’Association des utilisateurs d’internet (AUI), est furieuse. D’autant que son association n’a été consultée qu’à travers la fameuse liste de distribution. « Nous n’avons jamais été contactés par ce comité interministériel, commente-t-elle. C’est l’ISOC-France qui a organisé cette consultation, en disant dans son communiqué de presse que les conclusions de la consultation seraient remises au comité, qui en tiendrait compte avant de rendre ses conclusions aux ministres concernés le 15 juin. Il n’a jamais été clair pour moi si cette consultation était officiellement ou officieusement demandée par le comité interministériel. » Bref, les internautes participant à cette consultation ont l’impression d’avoir été trompé par Fillon. La pilule est d’autant plus difficile à avaler que Libération révèle le 7 juin que l’AFPI s’est vue soumettre le texte de l’amendement en question dès le 3 du mois. En fait de consultation, François Benveniste, Président de l’AFPI et de Calvacom, a été convoqué par François Fillon pour se prononcer en 24h sur le texte en question. Il est vrai que François Benveniste était devenu depuis quelques temps le conseiller technique officieux du comité interministériel. « J’ai renvoyé une note exprimant mes plus profondes réserves sur la méthode utilisée » nous a-t-il expliqué. Mis à part la procédure expéditive employée, l’AFPI regrette simplement l’imposition de la tutelle du CSA. Il faut dire que les intérêts de la corporation des prestataires ont été bien défendus : les fournisseurs d’accès sont déresponsabilisés de la nature des informations qu’ils transportent, à condition de fournir un logiciel de filtrage à leurs abonnés. Un shareware de plus à insérer dans les kits de connexion, et la garde à vue honteuse est évitée.
Mais l’histoire de l’ « amendement Fillon » est plus complexe. Car s’il y a bien eu volonté de la part du ministre de statuer sur la responsabilité des fournisseurs d’accès, d’autres intérêts sont en jeu. L’amendement 200 est en fait l’amendement Fillon-Larcher. Le rapporteur de la commission des Affaires économique, Gérard Larcher, est le véritable instigateur du volet le plus important, celui qui vise à donner compétence au Comité supérieur de la télématique sur le contenu d’internet et des services en ligne. « Il s’agit d’éviter que des enfants puissent se connecter sur des services choquants ou que des messages portant atteinte à la dignité de l’homme puissent circuler en toute impunité », explique un proche du sénateur des Yvelines. Depuis plusieurs semaines, des sénateurs et des députés se sont en effet inquiétés après l’affaire FranceNet/WorldNet et celle des enfants adoptables en ligne. L’occasion est trop belle. En passant, les sénateurs décident de légiférer pour mettre un peu de morale là -dedans. Mais à qui donner compétence ? La solution d’étendre le pouvoir du Comité supérieur de la télématique semble évidente pour ces élus dont la culture des médias en ligne se limite au Minitel – et encore. « L’idée de l’institution est née des institutions déjà existantes sur le réseau télétel », continue ce porte-parole officieux du rapporteur de la commision ». Reste à déterminer à quelle autorité rattacher ce CST révisé ? Les sénateurs hésitent un court moment entre le ministère des Télécommunications et le Conseil supérieur de l’audio-visuel. Mais le choix est vite fait. « La soustraction de certaines compétences au CSA heurtait la sensibilité de certains sénateurs », confie-t-on au Sénat. Les sages de l’audio-visuel grincent en effet un peu les dents depuis qu’il est question de leur retirer le pouvoir d’attribution des fréquences de transport des services audio-visuels. On décide alors de faire plaisir à tout le monde, et au CSA en passant, en lui donnant la tutelle du CST.
L’amendement Fillon-Larcher est né, et il est rapidement voté par la Haute Assemblée. Et tant pis pour le rapport d’Isabelle Falque-Pierrotin… Le week-end passe, mais le lundi, la contre-attaque commence. L’Association française de la télématique multimédia (AFTEL), présente un rapport sur « Le droit du multimédia, de la télématique à Internet ». Le rapport, réalisé sous la présidence d’un conseiller d’Etat honoraire, Pierre Huet, recommande justement que le CST et le CTA, le Conseil de la télématique anonyme, ne soient pas placés sous la tutelle du CSA. L’AFTEL prône plutôt « une concertation internationale et la conclusion d’un accord sur les règles du jeu essentielle ». De son côté, Myriem Marzouki fourbit ses armes. La présidente de l’AUI, d’autant plus furieuse que son association a elle aussi pondu un rapport approfondi le 7 juin et engage une campagne de protestation par fax qui inonde les présidents des groupes concernés d’un communiqué sévère, demandant « le retrait immédiat de l’amendement Fillon ». Interrogé par Planète Internet le 12 juin, Philippe Douste-Blazy, l’un des commanditaires du pavé, avoue sa surprise lors du dépôt de l’amendement. «Cela ne vient pas de moi », ajoute-t-il. Le ministre de la Culture renvoie la balle à François Fillon. Les sénateurs, eux, ne voient pas de contradiction dans le fait d’avoir légiféré alors qu’un rapport était en cours de rédaction. On les comprend : ils ont donné leur biscuit à tout le monde : l’AFPI a obtenu de déresponsabiliser les prestataires de services, et le CSA a obtenu une parcelle de pouvoir qu’elle réclamait depuis longtemps. « Une structure telle que le CST est lourde, et ce ne sont pas des gens très actifs sur Internet, s’indigne Bruno Oudet. Ces gens-là n’ont pas de crédibilité. Combien d’entre eux ouvrent régulièrement leur boîte à lettres électronique ? ». En attendant, l’Internet français est peut-être brutalement passé à l’âge adulte en faisant les frais d’un moment ordinaire de politique tricolore.
Arnaud HUBERT
Emmanuel PARODY
(Publié dans Planete Internet n°10 Juin-Juillet 1996)