Al Aronowitz, Blacklisted Journalist

A 68 ans, après 24 ans de disgrâce, l’ancien journaliste du New York Post Al Aronowitz retrouve une nouvelle jeunesse grâce à l’Internet. L’ami de Bob Dylan, Miles Davis et des Beattles a entrepris de publier sur son serveur web ses souvenirs mais également une collection d’écrits censurés sur la vie des idoles des sixties.

MAJ 09/2007: Al Aronowitz est décédé les 1er aout 2005, ce texte publié dans Planete Internet en 1996 décrit notre rencontre dans un cybercafé new yorkais. Un an plus tard je lui ai commandé un article pour le même magazine. En 1996 ses conditions de vie m’étaient apparues très précaires.

L’Internet café, tel est le nom de l’endroit où l’on peut trouver Al Aronowitz. Un cybercafé New Yorkais plutôt tranquille, sombre et frais, niché dans une allée d’East Village. Quelques tables rondes, des ordinateurs dont les ventilateurs sifflent faiblement, des bouquins sur les étagères. Il n’est pas encore là. Une trace pourtant, disposées en vrac sur une table, des cartes de visites avec les mots BLACKLISTED JOURNALIST. La marque de fabrique d’Al Aronowitz, sa nouvelle identité sur le réseau Internet*. « Tu sais, Al » lui a dit un jour Bob Dylan « tu es invisible. Tu es l’homme invisible ». Depuis un an Al a décidé de ne plus jouer l’homme invisible, « je veux être reconnu » dit-il.
Al n’a rien d’un fou de technologie c’est un grand père de 68 ans au regard vif et malicieux qui traverse la salle du café en trottinant doucement. Il se saisit d’un clavier et entreprend de mouvoir la souris par quelques gestes saccadés tout en gémissant contre la lenteur de l’ordinateur. En réalité il a la maladresse de ceux dont l’esprit devance les gestes du corps avec, en prime, l’impatience furieuse de lire et d’écrire. « J’ai appris à utiliser l’Internet dés que j’ai compris que cela me permettrait de publier » explique-t-il. Al Aronowitz n’a pas oublié le temps de la gloire où ses chroniques du New York Post, intitulées « Pop scene », décrivaient les faits et gestes des stars du moment. Bob Dylan, l’ami qui aurait composé le célèbre « Mr Tambouring Man » dans sa maison, les Beattles dont il clame haut et fort qu’il les a initiés à la marijuana, Miles Davis, Jimmy Hendrix, Carole King dont il fut le manager. Sur les pages de son site web Al ajoute chaque mois un récit, une volée de souvenirs sur ces hommes. Drogue, jalousie, ambition, pauvreté, angoisse, drogue encore, drogue toujours, les textes du Blacklisted Journalist sont des textes interdits, censurés par une génération de rédacteurs en chefs de la grande presse new yorkaise. Génération de « assholes » comme il les appelle.
De 1969 à 1972 Al Aronowitz se présente comme celui sans qui « les sixties n’aurait pas été ce qu’elles ont été ». Comprenez que la rencontre entre les Beattles et Bob Dylan, qu’il a orchestré de bout en bout a décidé, dans un épais nuage de marijuana, du changement de style des Beattles, basculant d’un groupe de garçons soupe-au-lait aux apprentis beatniks. Il se présente lui même, dans un récit dont l’arrogance tapageuse et l’empreinte du vice rappelle les textes de Bukowski, comme « le lien invisible » qui a forgé le style des sixties. Mégalomanie, mythomanie, on s’interrogerait sur le sens du regard malicieux d’Al Aronowitz s’il n’y avait les traces. Des articles conservés par des passionnés, des récits de témoins, des biographies de stars comme celle consacrée à Bob Dylan où une phrase le décrit avec cruauté comme le « laquais des pop stars ». Beaucoup émergent, ça et là, sur Internet, comme un grand livre ouvert avec son public à conquérir.
Al Aronowitz fut condamné au silence en même temps qu’il fut chassé du New York Post, en 1972, officiellement parce que le métier de journaliste s’était confondu avec celui de manager, « un conflit d’intérêt » résume-t-il. Après, se succèdent 24 années de déchéances : amitiés perdues, drogue. Vendre pour vivre. La cocaïne partagée avec les amis des Grateful Dead. L’homme invisible. Aujourd’hui Al ne survit plus que grâce à l’assistance sociale et ce fichu lien avec un réseau mondial où quelques correspondants nourrissent sa boîte aux lettres. Il y a quelques mois, une crise cardiaque, « entre deux joints » raconte-t-il sobrement sous un dessin d’enfant.
« Même le plus célèbre des écrivains a un manuscrit préféré que personne n’a voulu publier. Qui que vous soyez, je vous invite à m’envoyer votre manuscrit et ME laisser jouer l’éditeur pour changer » tel est le message du Blacklisted journalist. Quelque chose comme une revanche.

*http://www.bigmagic.com/pages/blackj/default.html

Le syndrome tonkinois.

Lorsqu’un historien entreprendra, d’ici quelques dizaines d’années, l’histoire de l’implantation du réseau Internet en France il ne pourra pas ne pas remarquer le saisissant parallèle avec l’histoire coloniale de notre pays. Qu’on se souvienne seulement comment s’est bâti, en quelques générations, cet empire. Oublions les discours sur l’épopée civilisatrice, les palais des gouverneurs ou les lambris du Ministère des Colonies. Que reste-t-il de ces temps de conquête ? De la frilosité, de l’indifférence, la méfiance des rentiers et un pays tout entier concentré dans sa haine de l’anglais et du prussien. Les faiseurs d’Empire ? Une poignée d’aventuriers, des explorateurs têtus remontant les fleuves dans des embarcations de fortune et des marchands opiniâtres traînant en permanence derrière eux de petit groupes de soldats, prompt à se débander mais tout juste assez nombreux pour édifier quelques fortins le long des routes afin d’y planter le drapeau républicain. Un beau jour, vers la fin du dix-huitième siècle, la joue encore chaude de l’indécente raclée du voisin teuton, la France se découvre un empire sans trop en vouloir car elle n’aime toujours pas les voyages. Il faudra encore les bouffées romantiques de la Belle Epoque, la réussite de quelques comptoirs coloniaux, des terres défrichés par les rebuts de l’immigration européenne et la nécessité de disposer de ports à charbon, pour qu’à partir des quelques possessions on trace, sur la carte des écoles, les contours bleutés d’un empire colonial.

Une trentaine d’années plus tard, de l’empire colonial ne reste plus que quelques fanfaronnades sur le rayonnement de la francophonie (et un indéboulonable secrétaire d’Etat aux Affaires Malgaches mais c’est une autre histoire).
L’Internet vaut bien cette aventure coloniale. Après une phase de mépris, succède une phase de méfiance : l’Internet est dirigé, c’est bien connu, par les américains et la langue anglaise y règne sans partage. Et puis il y a France Télécom qui n’y croit pas alors il faut attendre. Côté militaire on se barricade et on écoute. Du côté de l’Education Nationale, on ne sait rien, on ne veut rien dire, on ne prépare rien, on regarde. Bon d’accord ce n’est pas vrai mais il ne faut rien dire : Internet c’est des ordinateurs, un ordinateur c’est un prof qu’il faut former, une formation c’est du temps pris sur les cours, et puis il y a les profs qui ne veulent pas être formés ni voir chambouler leur emploi du temps, et un prof qui ne veut pas… ça veut dire LA GREVE. La grève ça veut dire l’éjection du Ministre, donc plus de programme Internet. Alors on n’en parle pas.

Bref au total, depuis près de deux ans, malgré une couverture médiatique devenue quasi permanente, l’Internet français est bâti par des aventuriers : des chercheurs, des universitaires, des profs isolés, des étudiants, des fonctionnaires rebelles, des anarchistes, des journalistes, des marchands, des escrocs, des passionnés ou de simples figurants. Chacun de ces pionniers œuvre dans sa citadelle avec le vague soutien de son entourage. Lorsqu’un étudiant conçoit à ses heures perdues un musée du Louvre virtuel qui devient en quelques mois un des sites les plus populaires de l’Internet, la direction du véritable Musée du Louvre joue les gardiens de la culture (malgré sa reconversion dans la vente de tee-shirt) et tente de faire fermer le site. Quand une jeune enseignante développe le soir, chez elle, un site à vocation pédagogique, l’inspecteur d’académie, prévenu, lui tapotte l’épaule et l’assure de son soutien. Mais de retour dans sa petite école primaire, il n’y a aucun budget pour installer une simple prise téléphonique, encore moins pour un simple ordinateur. La drôlesse, dépitée, n’en continue pas moins ses échanges avec ses collègues… du Québec. Ailleurs c’est un fonctionnaire qui, en douce, conçoit un serveur diffusant toutes les informations et ressources des administrations françaises. Le vilain se fait rappeler à l’ordre le jour ou la juteuse industrie des services Minitel en 36 17 se sent lésée. Depuis, l’affaire s’est tassée et le bonhomme a gagné quelques galons. Il faut dire qu’un ministre, François Fillon, s’est entiché de l’Internet au point d’y plonger ses collègues politiques plus stupéfaits qu’enthousiastes. Dans le doute, parce qu’on ne sait jamais et que la populace semble accorder quelque attention à l’exotisme du réseau mondial, ils se laissent faire. Les ministères auront leurs serveurs Internet.

Ainsi la France se prépare-t-elle à l’Internet, mollement, poussée au c..l par une politique de décrets et de petits papiers. C’est l’esprit des colonies qui perdure, avec son Jules Ferry et une poignée de fanatiques, avec ses rieurs et ses sceptiques qui guettent la faute. La moindre erreur, le moindre faux pas et la meute fera du sieur Fillon le tonkinois de cette fin de siècle. Un monde cruel.