Publié en mars 1997, magazine Planete Internet (Groupe Lagardère)
« Le problème c’est d’avoir confiance dans la contrepartie » expliquait lors d’une récente conférence, Solange Van Der Maer, une consultante en marketing. « Il n’est pas permis à n’importe qui de faire de la monnaie » ajoutait Nicolas Oresme, un brillant universitaire qui joue le conseiller d’Etat. Après deux années de croissance débridée, le marché de l’Internet est en quête d’un second souffle. Peu ou prou le public envahit chaque jour un peu plus le cyberespace et une armée d’industriels et de commerçants dressent leurs campements sur le Web.
Le problème : comment transformer le terrain de jeu en marché de consommation de masse ? C’est que malgré le potentiel de millions de consommateurs les boutiques tardent à rentabiliser leurs investissements. Pour ces deux spécialistes qui s’efforcent de réfléchir aux moyens de transaction, la question se résume à une même équation : la confiance. Deux cultures les opposent mais également plus de six siècles d’histoire. Solange de Van Der Maer est une consultante préoccupée par les transactions électroniques, Nicolas Oresme est l’auteur du Traité des monnaies, le premier ouvrage scientifique consacré à la monnaie et datant du XIVème siècle. La première s’étonne de la confiance, au fond irrationnelle, du public pour la carte bleue et le second découvre que l’établissement de la monnaie est avant toute chose un problème de légitimité, donc du pouvoir de l’Etat.
La première tente de construire l’image de la confiance dans un monde énucléé, le second applique la marque du prince sur la pièce de monnaie, révélant du même coup, le lien symbolique entre les bases du commerce et l’autorité de la Loi.
Fascinant spectacle que celui, en cette fin de millénaire, du fer de lance des industries de haute technologie qui vient buter sur le même obstacle que les princes du moyen âge : la confiance. Pour le discours économique néo-libéral triomphant, le phénomène de l’Internet est venu à point nommé pour donner forme à son utopie, celle du marché le plus pur où offre et demande se rencontrent dans une parfaite élasticité, sans heurts. La monnaie y est un rouage complexe mais un rouage tout de même, parmi d’autres. Imposer une nouvelle monnaie électronique ou des porte-monnaie virtuels est une affaire de conviction et d’accords commerciaux. Dangereux pari, en vérité, qui fait fi du fragile lien symbolique qui nous a mené à passer de l’usage des pièces d’argent ou de bronze au rectangle de plastique fiché d’une puce électronique. L’Internet a beau être un espace domestiqué que s’approprient des millions d’utilisateurs inconnus, il restitue brutalement la distance et l’anonymat de la pratique commerciale. Un sentiment que le public avait oublié depuis longtemps. Une question de confiance qui débute lorsque les premières pièces frappées de l’effigie du prince sont apparues. Le poids en argent ou en or n’y suffisait plus, le commerce exigeait sa garantie.
Aujourd’hui, alors que l’on nous propose de pianoter le numéro de sa carte bleue sur la page Web d’un boutiquier asiatique ou californien, ou encore de traîner sur les milliers de kilomètres du cyberespace un porte-monnaie bâti sur un savant codage de bits, on hésite. Une timide et imperceptible angoisse nous paralyse. Elle pèse plusieurs siècles. Comme si l’on découvrait que rien nous garantie, derrière cette page Web, le devenir de cette belle mécanique commerciale, que ce cybercash ne vaut pas grand chose sans le rectangle de plastique bleu, lui même tributaire de la caution des centaines de banques dispersées sur la planète, elles mêmes suspendues aux aléas boursier et aux banques centrales.
Ce petit rien que l’on appelle la confiance.