Umberto Eco et Internet – entretien 1996

Umberto Eco et Internet

Entretien avec Umberto Eco – Arrêt sur Images (La Cinquième) – 18 mars 1996

Le 18 mars 1996 Umberto Eco* était accueilli sur le plateau de l’émission Arrêt sur Images (diffusée sur La Cinquième et dirigée par Daniel Schneidermann) et à laquelle je collaborais. Le thème de l’émission était consacré au réseau Internet. Peu après, hors caméra, Umberto Eco s’est attardé sur certaines critiques que lui inspire, d’après son expérience d’utilisateur passionné, le développement du réseau mondial.

eco-asi-18mars1996

Internet privilégie les réponses instinctives au détriment de la réflexion :

U.E. : Avec les messages électroniques le risque est de répondre trop rapidement, alors qu’avant on aurait pris le temps de réfléchir, puis on aurait décroché le téléphone pour répondre. Internet c’est trop facile, on a un message, on clique sur « reply » et on écrit tout de suite la réponse. »

Les effets pervers de l’écriture électronique :

U.E. : avec l’ordinateur et le courrier électronique, on a tendance à ne plus rédiger de transition entre les idées. Les « pourtant », « mais », « c’est pourquoi » disparaissent des textes électroniques. C’est parce que l’on sait qu’avec les fonctions de couper-coller on peut toujours déplacer un bloc de texte après l’avoir rédigé, si ça nous arrange. En le faisant on laisse souvent derrière ces transitions qui n’ont alors plus de signification. Du coup il vaut mieux les supprimer. Les textes électroniques perdent ainsi tout ce qui permettait de suivre le raisonnement pour devenir une suite d’idées, les unes après les autres… »

E.P. : Finalement vous confirmez ce que dit le sociologue Philippe Breton (cf : L’Utopie de la Communication – ed La Découverte) lorsqu’il accuse Internet de remplacer le raisonnement et le savoir structuré par la notion d’information ?»

U.E. : C’est surtout le propre d’une philosophie et d’un certain mode de pensée anglo-saxon. On donne des idées et c’est à vous d’en faire la synthèse, d’en déduire quelque chose. Cela vient aussi de la langue anglaise, on ne pourrait pas faire la même chose en allemand. »

Sur l’anonymat du réseau et la difficulté d’identifier ses interlocuteurs :

U.E. : un jour une discussion s’était développée sur une question de sémiologie. Un sémiologue dont le nom n’est pas connu du grand public y exposait quelques idées. Un étudiant qui ne l’avait pas reconnu lui a alors répondu avec agressivité en tournant en ridicule ses propos. Ce professeur était pourtant un des plus grand spécialiste de sémiologie. C’est tout le problème d’Internet, il n’est plus possible de connaître quel type d’autorité s’exprime derrière plusieurs interlocuteurs. Internet va supprimer la différence entre professionnel et amateur.»

Ces anonymes qui bâtissent Internet

U.E. : Je trouve incroyable de voir ces gens qui consacrent autant d’énergie et de temps pour construire des « homepages » pour finalement parler de leur chien, de leurs lectures préférées et de leurs goûts cinématographiques. »

Le rôle des émoticons :

U.E. : Parfois pour éviter les malentendus on utilise des émoticons, pour exprimer un sentiment ou pour montrer que l’on plaisante »

E.P. : Justement, on voit se développer un nouveau code d’écriture et de langage propre à Internet. Qu’en pensez-vous ? »

U.E. : Il est encore trop tôt pour en parler. On ne sait pas encore comment cela va évoluer, si cela va donner lieu à un nouveau langage. »

Sur la prétendu richesse des ressources du réseau Internet

U.E. : J’ai une collègue russe qui me parle tout le temps du réseau Internet. Elle m’explique, à chacune de nos rencontres, qu’elle récupère tous les jours sur Internet de nouveaux logiciels qui permettent de faire plein de choses. Je lui ai demandé à quoi ces logiciels lui servaient. Elle m’a alors répondu qu’ils servaient à naviguer plus facilement sur Internet et à découvrir d’autres serveurs et d’autres logiciels ! Internet, c’est finalement un système qui tourne en rond pour s’autogénérer. »

Sur la qualité inégale des ressources disponibles

U.E. : Si on prend l’exemple de la sémiologie, j’ai cherché les serveurs Internet consacrés au sujet. Mis à part ceux de quelques universités, deux ou trois, pas plus, les autres ne sont pas sérieux et contiennent des erreurs. Il y a des gens inconnus qui rassemblent beaucoup de documents sur le sujet sans toujours comprendre, en mélangeant les bons et les mauvais. Celui qui ne connaît pas le sujet ne peut les différencier. »

La censure sur Internet

U.E. : Cela me fait penser aux murs des églises où, à l’époque, on affichait les titres des films que l’on pouvait voir et ceux qui étaient interdits. »

Internet, une immense encyclopédie ?

U.E. : C’est comme certaines encyclopédies sur CD-Rom : il y a beaucoup d’images pour illustrer et en fait tout cela est conçu pour distraire plus que pour apprendre »

Propos recueillis par Emmanuel PARODY

*Umberto ECO enseigne la sémiologie à l’Université de Bologne. Il utilise Internet depuis plus d’un an sous l’influence, avoue-t-il, de ses étudiants. Il est aussi un des premiers intellectuels à avoir porté sa réflexion (dans ses chroniques, publiées dans les colonnes du magazine italien L’Espresso) sur l’utilisation de l’ordinateur, le développement du multimédia et l’hypertexte. Parmi ses ouvrages les plus connus : Le nom de la Rose (1985), Le Pendule de Foucault (1990) et le dernier, L’Ile du Jour d’avant (1996), tous parus aux éditions Grasset.

Une réflexion sur “Umberto Eco et Internet – entretien 1996

Laisser un commentaire