L’avantage d’organiser les Etats généraux de la presse au milieu d’une crise financière mondiale c’est que les esprits devraient naturellement se montrer favorables à éviter toute demi-mesure. Le moment est propice à réfléchir à la refonte des bases de toute une industrie. Mon petit doigt me dit pourtant que nous nous dirigeons vers un malentendu de taille. La lecture d’un article du Monde, pourtant anodin, m’a fait bondir tant il confirme mes inquiétudes. L’article intitulé « Des Etats généraux à la rescousse de la presse« , signé Pascale Santi, a le grand mérite de poser en une phrase l’ambiguité des attentes de certains acteurs:
« L’objectif est de trouver des solutions aux difficultés de la presse écrite face à Internet et aux journaux gratuits. »
Est-il possible que certains, sans rire, puisse imaginer que c’est de cela dont il est question. Il semble que oui. La presse, donc, est la presse écrite, laquelle n’a rien de commun avec la presse en ligne, Internet et les journaux « gratuits ». Je veux croire encore que la phrase relève du lapsus, je ne suis pas dupe au point de ne pas savoir qu’il est éminemment révélateur d’un certain état d’esprit. Un état d’esprit qui va se répandre en glose sophistiquée sur la démocratie, le pluralisme, l’opinion publique pour aboutir immanquablement à la distribution très très ciblée des aides de l’Etat. Voir la toute dernière proposition de Christine Albanel lors d’un entretien avec Le Figaro: « Pendant ces Etats généraux, je compte proposer aux éditeurs un abonnement gratuit à un quotidien pour les 800 000 jeunes qui font leur journée d’appel à la défense. » Bigre!
Un petit rappel s’impose donc…
La crise de la presse va bien au delà des questions, certes nécessaires, de portage, de relooking et autres visuels. C’est déjà trop tard. La crise touche certes à la distribution et à la qualité de l’offre mais de façon plus profonde aux usages. L’arrivée de l’internet a bouleversé les USAGES. Quand la crise boursière se déploie heure par heure, qui peut prétendre que le support papier est adapté au suivi de l’actualité chaude avec 48h de retard. On s’informe au travail sur Internet, en direct, comme en radio. On prend le temps de lire l’analyse distanciée le lendemain sur papier (en faisant semblant de ne pas savoir qu’elle a en réalité été rédigée à chaud la veille ou le matin, passons…).
La crise de la presse c’est enfin le transfert du marché publicitaire et des petites annonces sur Internet. Phénomène irréversible mais destiné à se stabiliser. Du côté du web, la réalité c’est aussi, rappelons-le, un revenu publicitaire par usager bien en deçà des autres supports. Le transfert des revenus sur le web s’effectue donc avec une déperdition qui rend illusoire toute idée d’envisager de maintenir la capacité de production éditoriale en l’état. Que ce soit sur le papier ou sur le web. L’avenir ne peut donc pas s’envisager autrement que sur un modèle au minimum
mixte web-papier. Voir sur ce point l’excellente tentative de calcul de
Frederic Filloux (ex patron de 20minutes, analyse synthetisée en français par Benoit Raphael).
– L’avenir de la presse ne peut donc s’envisager économiquement face à Internet mais avec Internet.
– L’avenir de la presse papier ne peut s’envisager en amont du web mais en aval. L’actu chaude doit être sur le web d’abord.
– Conséquence: la presse quotidienne papier sera un dérivé de la presse en ligne. C’est une perte de temps, d’argent et d’énergie de vouloir préserver la situation inverse.
Soyons honnêtes et abordons franchement la question de la presse d’information en ligne. Rafraichissons aussi l’esprit des partisans du 100% web. Pour la presse quotidienne le niveau actuel de rémunération par la publicité ne permet pas d’envisager un transfert total des rédactions sur le web (hors le secteur de la presse spécialisée où je travaille, justement). Je l’ai déjà écrit, la presse d’information quotidienne en ligne ne parvient au mieux qu’à générer 10% des revenus de son activité papier laquelle supporte encore pour longtemps l’essentiel des coûts de production. L’avenir ne peut donc pas s’envisager autrement que sur un modèle au minimum mixte web-papier.
Rapporté sur un plan industriel tous ces éléments signifient que pour maintenir les moyens d’une ambition éditoriale de qualité la production d’information doit s’envisager d’emblée comme multimedia. Non par passion de la video, des podcasts ou de l’obsession communautaire mais simplement parce que le niveau de rémunération de l’information est désormais atomisé sur différents supports. Publier la même information sous des formes et sur des supports différents est donc une condition nécessaire pour prétendre à un équilibre économique de l’activité journalistique.
La question de la renégociation des droits d’auteur est donc un des points cruciaux pour la survie de l’industrie. Ceci pour la raison simple et brutale que la republication n’est déjà plus un moyen d’accroître les revenus de la presse mais, hélas, de maintenir ses revenus, ses marges, sa capacité d’investissement pour envisager une stratégie multi-support incontournable.
Pour la même raison la nécessité de faire appel au « contenu des utilisateurs » n’est pas le produit de la seule créativité des marketeurs mais tout simplement l’aboutissement logique et quasi darwinien de l’adaptation de la presse aux nouvelles contraintes économiques, la baisse incrémentale de la monétisation de l’information, tous supports confondus. Hors de ce scénario, c’est le tout payant, c’est à dire le transfert total ou au moins partiel du coût de production au lecteur.
En conséquence, ce que l’on attend des Etats généraux et de l’Etat en particulier ce n’est pas de soupoudrer des aides financières ni de décider quel groupe devra remporter la palme de la puissance pour représenter la France au prochain concours de l’Eurovision. Au contraire il s’agit de légiférer de façon durable et visionnaire et de créer un écosystème favorable au développement d’une presse diversifiée, multi-supports, qui trouvera seule la capacité d’explorer de nouveaux territoires et de nouvelles façons d’exercer son métier.
Une législation qui ne devra pas favoriser un support par rapport à un autre mais faciliter les conditions de production et de distribution sur les différents supports. Dans le cadre d’un plan général les mesures ponctuelles d’aide (formation, distribution, TVA) prendront alors un sens différent au lieu de ne viser qu’à gagner du temps ou d’orienter de façon partiale, donc suspecte, la concentration industrielle.
Ce billet est aussi publié sur Mediachroniques où vous pouvez lire d’autres avis sur le sujet:
– La presse d’information traverse une crise profonde et fondamentale de valeur (Jeff Mignon qui fait le point sur la question fondamentale de la valeur relative de l’information, pour mieux comprendre le pourquoi de la « démonétisation » que je décris plus haut).
– Valeur de l’information : la réponse de Narvic (la suite du débat complexe sur la valeur)
– Etats Généraux de la presse: et si on laissait tomber le papier? (Article de mon camarade B. Raphaël auquel je ne souscris sur le fond pas pour les raisons évoquées plus haut mais qu’il faut bien envisager dans l’hypothèse d’une impasse économique qui laisserait la place à une presse en ligne atomisée mais seule héritière)
Voir aussi la synthèse d’Alain Giraudo, ex-patron du Monde Interactif.